Ou
qui n'arrivent pas et créent une sacrée pagaille alors qu'un grand
vide vous assaille.
Comme
une couille dans un enchaînement de déplacements millimétrés et
chronométrés avec la précision d'une montre suisse.
Je
vous explique.
Depuis
17 ans et quelques mois, tous les jours d'ouvrage, je suis à 7h32 au
bout du quai. Au repère W pour monter dans le wagon de queue.
Quelques
vingt-trois minutes plus tard je sors face à l'entrée du tram alors
que retentit la salve sonore du départ. J'ai juste le temps de
bondir souplement et de m'écraser moelleusement sur le rempart de
passagers que les portes se referment. Quelquefois sur le bas de ma
veste encore aérienne. Chorégraphie parfaite. J'ai essayé,
impossible de faire mieux.
Après
je suis moins pressé. À la prochaine descente, j'ai entre trois et
quatre minutes avant de me tasser dans le bus 7. Je profite de ce
temps mort pour boire un peu d'eau directement au goulot de la
bouteille rangée sur le dessus de mon sac.
Sauf
qu'aujourd'hui, le premier chaînon de cette vaste concordance des
temps et des lieux ne semble pas vouloir se pointer. Même pas un
signe avant-coureur, une annonce vocale ou un mouvement de foule sur
le quai lorsque chacun joue des coudes pour la meilleure place.
Tandis que d'autres s'en foutent !
Ce
remue ménage, très ordonné, perturbe bien des intrus. Pris au cœur
d'une tourmente qu'ils ne maîtrisent pas ils sont éjectés par
l'ordonnance sans concession des déplacements. Dans un ballet à
saouler des abeilles pourtant excitées par la récolte du pollen.
Tandis
que là ? Rien !
Pas
un mouvement.
Pas
un froissement de vent sur les quais gelés.
Pas
une seule vibration qui se répercute le long des rails froids et
endormis.
Le
vent ne charrie aucun hurlement de freins et le soleil ne reflète
aucune carapace métallique expulsant de son aérodynamisme les
particules d'un air gris et chargé.
Non.
Rien !
Si
ce n'est le vide, le silence et l'immobilité.
Personne
en gare.
Aucun
moineau cherchant son déchet de sandwich quotidien.
Ni
pigeon lui faisant concurrence.
Je
décide alors d'augmenter le volume de mon appareil d'audition. Je ne
suis pas sourd juste mal entendant. Mais le monde sonore amplifié
par mes oreilles m'insupporte alors souvent, je baisse le son. Et je
remonte le son... à l'envie.
Là,
supputant que la situation était inhabituelle je décide de
l'augmenter.
Les
premières secondes ? Toujours rien. Doutant de la charge des piles
de mes prothèses, je tape dans mes mains. Un claquement confus
résonne sous le préau métallo-antique de la gare. J'entends donc
je suis présent dans une réalité qui pourtant me semble absente.
Je
ne panique pas. Je n'ai pas l'habitude de paniquer. Avec mon handicap
il faut savoir être patient. S'organiser et comprendre le
dépouillement de la plupart des gens quand ils doivent converser
avec moi. En général, ils subissent comme une régression vers la
petite enfance qui en serait presque risible s'ils n'étaient aussi
ridicules. Ils perdent littéralement l'usage de la parole et
quelques fois de l'intelligence. Si je veux en obtenir quelque chose
il me faut faire preuve de méthodologie et de... patience !
Enfin,
passons.
Donc
je ne panique pas.
Je
choisis plutôt de me diriger vers la lumineuse et blafarde galerie
commerciale qui fait office de hall d'entrée. À l'approche des
portes vitrées, rien d'anormal. Elles coulissent dans un chuintement
à peine perceptible. Devant moi s'offre un carrelage rutilant
d'insecticides ménagers. Les néons suspendus m'agressent la rétine
de leur réflexion psychédélique sur le sol sans vie.
En
déplissant les paupières je ne vois toujours rien. Du moins
personne. Pas une ombre qui bouge. Les plantes en plastique restent
figées dans leur terre synthétique.
Je
me dirige vers la sortie principale et m'apprête à franchir de
nouvelles portes quand sur le parvis de la gare, je suis accueilli
par un déploiement de clones uniformés et sur-armés.
Face
à cette armada, je me dis que soit je suis atteint d'un nouvel
handicap d'ordre mental, soit je suis face à une situation des plus
pourries. Dans les
prochaines secondes ce dilemme pourrait disparaître avec moi. Aussi
vite qu'il est apparu.
Si
ça gâchettent à tout va je suis bon pour un démembrement
explosif. Une rencontre avec des projectiles de métal africain
propulsés par des détonations bien françaises.
En
attendant, je lève les bras et ne bouge plus. Encadré par les
battants d'une porte en pleine convulsion qui, par de brèves
hésitations, frémissent d'accomplir leur fonction. Avant de se
rétracter brusquement. Tant mieux, j'aurais l'air con s'ils venaient
buter sur mes côtes alors que j'imite palement l'homme de Vitruve
dessiné par Léonard et récupéré depuis par les salauds de
Manpower.
On
s'en fout ! Ce n'est ni le lieu ni le moment d'aborder le sujet.
Je
suis LE sujet immobile au centre d'une cible. Je suis la cible. Plus
un geste !
Sauf
que soudain je m'efface promptement avec un salto arrière enchaîné
d'une roulade sur le flanc gauche. Des crépitement d'armes à feux
se joignent à cette échappée acrobatique avant que des milliers de
débris de verre ne s'éparpillent dans une dispersion aérienne de
flocons cristallins. Créant un éphémère miroir aveuglant les
visières baissées.
Le
temps de l'illumination passé je suis déjà sur le quai 1. En deux
nouveaux bonds je franchis les rails et plonge sous les tonnelles
métalliques des plateformes 2 et 3. Derrière moi j'entends des
crissements, des chutes et des cris de douleur alors que des corps
s'incrustent sur le parterre émaillé de tranchants siliceux. Cette
confusion me permet de continuer à bondir et de m'étonner d'un tel
déploiement de force. C'est un peu exagéré. Puis pourquoi
aujourd'hui ? Je n'avais pas prévu d'agir.
Je
n'ai cependant plus le choix. Je ne peux plus me permettre
d'attendre. J'ai déjà trop attendu. C'est ça d'être trop patient.
On pense avoir le temps et au final il faut se dépêcher de conclure
dans un élan désespéré.
Certes,
ce n'est pas un mauvais jour pour mourir. La morbidité ambiante
laisse planer un sulfureux goût de faucheuse et l'atmosphère se
roule dans la poudre expulsée de canons fusillant le vent. C'est
beau, léger et aérien.
Tout
en philosophant sur ce funèbre fumet, en deux temps trois mouvements
je me hisse sur l'armature métallique au bout du quai 4. J'atteins
le haut-parleur quand je suis pénétré par un essaim de balles.
S'invitant en lâches elles défibrent mes vêtements dans une
expulsion sanguine de dards perforant mon abdomen.
Je
suis interrompu dans mon élan avant d'être irrésistiblement
rappelé à l'ordre par l'attraction terrestre. Dans un effondrement
dorsale digne d'un saut de l'ange inversé, je m'écrase sur le
bitume du quai. Le crâne perforé par les grains de la bande blanche
et rugueuse, ce garde fou pour aveugles.
Personnellement
je m'en fous je suis mal-entendant pas mal-voyant. Chacun sa merde
tant qu'elle ne m'éclabousse pas.
Mais
là ça fait mal.
J'entends
alors un grésillement, un gémissement. Assurément un des derniers
râles de mes oreilles artificielles en lutte contre le haut-parleur
de la gare voltant sa douleur d'une plaintive stridulation. J'ai
toujours détesté ces saloperies d'appareils qui saturent mon
acoustique et titillent mes nerfs. Souvent pour ne rien dire
d'intelligible ou pour répéter à l'infini une annonce dont tout le
monde se branle. Dans une indifférence qui se mesure à l'aune de
ses décibels qui nous engluent les synapses d'un larsen saturé en
humanité digérée. Il n'y pas de vie dans ces messages annonés par
une voix calibrée que nous subissons dans autant de gares qu'il y de
poux dans la tignasse d'un néanderthalien. Quelle connerie que de
nous épargner les accents régionaux pour nous faire subir le timbre
lisse et sans aspérité d'une intonation privée de charme. Je
préférerai encore l'autre grognasse qui d'une voix suave et lascive
débite ses hallucinations horoscopiques sur les ondes nocturnes
d'une épave radiophonique. Ce serait clair dès le départ que c'est
un canular. Décidément, je n'entendrai jamais rien à ce monde !
Bon,
fini de rigoler.
Dans
un dernier effort je tire d'un coup sec sur le fil électrique de
l'enceinte, ce cordon ombilical de l'ustensile sonore et dissonant
que je conchie.
Il
s'éclate alors sur l'arrête du quai avant de rebondir et de
s'effondrer entre les rails. Minable vestige qui, quelques secondes
auparavant, amplifiait encore sa dictature de l'acoustique.
Couché
sur le béton auréolé de vieux chewing-gum séchés, de crachas
gras du matin et de vieux mégots machouillés, un souffle court sort
de ma bouche en une haleine fétide. Des pets autonomes lâchent des
effluves de viande avariée en phase de décomposition avancée.
J'étais déjà pourri de l'intérieur à en croire ces émanations
qui ventent à tout va du relâchement de mes orifices.
Aplatie
au bord de la voie, je sens mes facultés m'abandonner
dans le ramdam métallique des bottes ferrés de policiers
s'agglutinant autour de mon corps vivant ses derniers soubresauts.
J'apprécie de ne plus avoir de piles. Plutôt être sourd que
d'entendre mes spasmes de condamné mêlés au rythme cacophonique et
martial de la mort républicaine.
Dans
l'ambulance, dans un dernier sursaut d'énergie, à l'affut des
derniers silences de mon existence, pissant le sang par moult
perforations, j'entends au loin non pas une voix enregistrée, ni
celle des anges ou de Saint-Pierre m'accueillant dans son bordel
asexué, mais un rauque molardage de
gorge s'échappant d'une thyroïde goudronnée.
….
Paul Dubois pour Actualité Sonore. Je viens d'assister à un
regrettable incident au cours duquel un homme a été blessé par les
forces de l'ordre.
Ces
dernières pensaient avoir affaire au dangereux criminel échappé ce
matin même au cours d'un transfert entre deux centres de détention
et signalé dans les environs.
Il
semblerait que la victime innocente ait été touchée alors qu'elle
prenait la fuite, motivant ainsi la décision des policiers d'ouvrir
le feu.
Selon
un des inspecteurs présent sur les lieux, l'homme n'en serait pas
moins coupable de dégradations répétées
de matériel et aurait déjà été condamné à plusieurs
reprises pour destruction de haut-parleurs dans des lieux publics.
Étrange
personnage qui de par sa surdité pourrait ne pas avoir entendu les
semonces de la police. Il est actuellement entre la vie et la mort
dans l'ambulance qui le conduit à l'hôpital.
Une
enquête est diligentée
pour déterminer les origines de cet incident peut-être mortel pour
cet homme certes dérangé mais innocent de ce pour quoi il fut pris
pour cible.
En
entendant le dangereux criminel avec lequel il a été confondu court
toujours en tête, loin devant le peloton de gendarmerie lancé à
ses trousses.
Paul
Dubois, pour Actualité Sonore en direct de...
Ta
gueule connard ! Tu me pollue les tympans.
Tu
épuises mes dernières batteries.
Tu
me gâches la mort et son...
Silence