Les tentes et les duvets,
alignés comme des résidences
balnéaires, sont déballés le long des berges inégales des
canaux. Proches des ponts, les places sont réservées tôt par les
plus férus des amateurs. La glacière à l'ombre, la lampe de poche
sur la table de camping en plastique, les pieds dans l'herbe fraîche,
il ne reste plus qu'à attendre.
Quelques colverts
glissent sur la surface finement ondulée, croisent quelques gerris
aux pattes frôlant la pellicule d'eau claire. Sur la frèle onde se
mire le vol sec et changeant de libellules bleues, des gouttes d'eau
aériennes qui glissent dans un ballet improvisé.
À quelques brassées de
là, dans l'épaisseur aquatique, les petits poissons nagent,
nagent, nagent comme il faut. Aussi bien que les gros que les
gourmands espèrent attraper au bout de leurs hameçons, dès le
lever du jour et de l'interdiction de pêcher. Car demain c'est
l'ouverture. Il y a la sortie mondiale de la dernière console, le
premier jour des soldes et l'ouverture de la pêche.
Devant chez mes parents,
un canal d'un petit mètre de large parcours langoureusement sa
faible déclivité.
Ce quartier de Valence
est quadrillé de multiples canaux accueillant l'eau du Vercors après
qu'elle ait traversé les plaines agricoles et les nappes
phréatiques. Arrivée en ville, elle
se disperse et s'égoutte à travers de multiples ramifications
alimentant au passage nombre de jardins particuliers.
Aujourd'hui,
quand ils n'ont pas été recouverts pour laisser la place à des
routes et des trottoirs, les canaux sont protégés par arrêté
municipal. Mais le mal fut fait, et multiples sont ainsi les eaux
cachées qui courent sous nos pieds, et les formes de vie qui
grouillent à l'abri des regards. Là où nous pouvons encore le
porter, nous apercevons, de loin en loin, quelques déchets
s'enfonçant dans la vase, disparaissant petit à petit pour le
bonheur des voleurs qui s'en sont débarrasés et des futurs
archéologues qui déroberont au passé ses détritus et souvenirs
enfouis.
Sans
ce soucier de l'histoire, l'eau qui érode et qui glisse sur tout ce
qui bouge ira se jeter, toute goutte dehors, dans un Rhône qui n'est
plus qu'à quelques ondulations du triangle camarguais et de la
Méditerranée.
Parmi les peuples qui
habitent ces étroits cours d'eau, canaux d'irrigation des anciens
jardins ouvriers maintenant lotissés, les truites s'arrêteront bien
avant le grand fleuve. La plupart d'entre elles finiront dans
l'assiette d'un pêcheur. Oh ! Ce dernier n'est pas un grand
aventurier et n'a pas à affronter de forts courants ni de végétation
luxuriante pour attraper ces animaux d'élevages.
Gamin, j'observais
onduler leurs corps écaillés à travers les algues penchées par le
faible courant. Leurs nageoirs soulevaient de leurs dansants
mouvements quelques nuages de vase. Cette terre de fond de canal que
j'ai mangé plus souvent qu'à mon tour alors que je tentais de
franchir d'un bon la largeur de ce torrent, de cette rivière
endiablée, que dis-je, de ce fleuve dépassant en vigueur le plus
sauvage des océans indomptés.
Enfant donc, je tombais,
sporadiquement, dans cette immensité d'un demi-mètre de profondeur,
remuant algues et vase pour refaire surface, m'extraire de cette eau
lourde de panique et aggriper les berges de béton ou de terre selon
l'aménagement.
Au toucher ou de visu,
les yeux humides de la beauté aqueuse de cet environnement, j'ai
souvent cotoyé ou observer des salamandres jaunes et noires, des
tétards et des allevins que quelques semaines plus tard j'allais
retrouver en grenouilles et épinoches.
Plus d'une fois, avec des
épuisettes bricolées, je recueillis d'épars spécimens que je
conservais quelques jours dans un seau en plastique. Bien peu d'entre
eux survivaient à cet élevage improvisé. Les plus chanceux des
tétards se transformaient en grenouilles et s'échappaient en
direction du canal tout proche.
Aujourd'hui, je martèle
les pavés de Colmar, de sa Petite Venise et de ses canaux le long
desquels s'observent une nichée de cygnes, un héron cendré égaré
et de multiples poissons, le plus souvent allemands, attirés par les
devantures des boutiques et restaurants locaux.
Le long de ces cours
d'eau urbains, bien plus larges que ceux de mon enfance, ce sont de
vrais bateaux qui glissent sur leurs coques en bois.
En comparaison de nos
radeaux improvisés,
quand sur nos canaux de quartiers nous révions, mes compagnons de
jeux et moi, de longues traversées océaniques, ce sont de
véritables embarcations.
À l'époque, les doigts
loin des consoles et claviers de téléphones portables, nous
construisions, au grès de nos marais d'adrénaline, des embarcations
de bric et de broc. Elles étaient constituées de vieilles planches,
de bidons rouillés ou de tonneaux percés qui nous maintenaient à
flots le temps de quelques coups de rames. Nous revivions à notre
sauce les naufragés du Radeau de la Méduse, sans en avoir ni
l'air ni la connaissance.
Pour nous, point de
bestioles au corps flasque, gélatineux et aux piqures empoisonnées
mais des sangsues qui se ventousaient à notre peau et laissaient une
marque rouge une fois
décollées. Héros malgré nous, ces suçons de sang nous érigaient
au rang de survivants après
que nous ayons chavirés et perdus quelques effets dans les abimes de
ces venelles.
N'avions nous pas, le
temps de quelques vaguelettes d'eau douce, bravés tous les océans,
largués les amarres, appareillés vers des eldorados imaginaires et
vécus mille batailles et pêches miraculeuses ? De Moby Dick
aux Dents de la mer, du Capitaine Crochet à Robinson Crusoé nous
vivions toutes ces aventures en une seule, mélangeant sans gêne les
légendes et contes de nos enfances. Nous inventions de nouvelles
espèces et promouvions les animaux de ces poches d'eau. Ces
liliputiens qui peuplaient nos canaux, devenaient de redoutables
pachydermes mangeurs d'hommes qui surgissaient des fonds vaseux que
nous raclions de nos rames.
Des lavoirs, dispersés
le long des rives, le plus souvent abandonnés depuis longtemps,
sortaient des flibustiers fantômes, des poissons volants
et des trésors d'imagination.
Notre plasticité cérébrale laissait libre court à l'arrivée de
toute nouvelle situation, du théâtre d'improvisation sans public et
sans autres contraintes que celles de l'instant et du rythme du
voyage. Nos esprits dérivaient sous les alizés, le rare Sirocco ou
le régulier Mistral.
Les jours où il pleuvait
comme vache qui pisse, nous abordions cette tempête avec le calme
des loups de mer peu impressionnés par quelques remous et montées
des eaux qui, même déchaînées, ne sortaient jamais de leur lit
urbain. Quels que soient les conditions météorologiques nous ne
perdions les eaux que pour mieux y retourner.
Tels des flibustiers,
nous chaloupions en compagnie de farouches pirates et de monstres
marins issus des abymes de nos canaux
lymphatique et rachidien qui nous voyaient courber l'échine et
circuler sur le Gulf stream ou El niño ;
traverser le triangle des Bermudes et débarquer sur l'île de la
Tortue. Car, c'est sans peur, sans reproche et sans l'ombre d'un
canal hertzien pour guider notre barre et nous informer de la météo,
que nous voguions comme des poissons dans l'eau, libre de tout
mouvement et de toute destination. Nous avons coulé, sombré,
renfloué, chaviré, accosté et abordé plus de fois que l'histoire
ne pourrait en conter.
Comme
quoi peu importe le tumulte des eaux. Quelques gouttes, une flaque ou
un simple canal peuvent suffire à nous emporter, à nous laissé
gagner par l'ivresse du large. Puis, sans voir ni la tête ni la
queue d'un océan et encore moins d'un navire pirate, voguer toute
voiles dehors, la liberté de créer comme seul étendard.