CANAL HISTORIQUE (juin 2016)


Les tentes et les duvets, alignés comme des résidences balnéaires, sont déballés le long des berges inégales des canaux. Proches des ponts, les places sont réservées tôt par les plus férus des amateurs. La glacière à l'ombre, la lampe de poche sur la table de camping en plastique, les pieds dans l'herbe fraîche, il ne reste plus qu'à attendre.
Quelques colverts glissent sur la surface finement ondulée, croisent quelques gerris aux pattes frôlant la pellicule d'eau claire. Sur la frèle onde se mire le vol sec et changeant de libellules bleues, des gouttes d'eau aériennes qui glissent dans un ballet improvisé.
À quelques brassées de là, dans l'épaisseur aquatique, les petits poissons nagent, nagent, nagent comme il faut. Aussi bien que les gros que les gourmands espèrent attraper au bout de leurs hameçons, dès le lever du jour et de l'interdiction de pêcher. Car demain c'est l'ouverture. Il y a la sortie mondiale de la dernière console, le premier jour des soldes et l'ouverture de la pêche.
Devant chez mes parents, un canal d'un petit mètre de large parcours langoureusement sa faible déclivité.
Ce quartier de Valence est quadrillé de multiples canaux accueillant l'eau du Vercors après qu'elle ait traversé les plaines agricoles et les nappes phréatiques. Arrivée en ville, elle se disperse et s'égoutte à travers de multiples ramifications alimentant au passage nombre de jardins particuliers.

Aujourd'hui, quand ils n'ont pas été recouverts pour laisser la place à des routes et des trottoirs, les canaux sont protégés par arrêté municipal. Mais le mal fut fait, et multiples sont ainsi les eaux cachées qui courent sous nos pieds, et les formes de vie qui grouillent à l'abri des regards. Là où nous pouvons encore le porter, nous apercevons, de loin en loin, quelques déchets s'enfonçant dans la vase, disparaissant petit à petit pour le bonheur des voleurs qui s'en sont débarrasés et des futurs archéologues qui déroberont au passé ses détritus et souvenirs enfouis.
Sans ce soucier de l'histoire, l'eau qui érode et qui glisse sur tout ce qui bouge ira se jeter, toute goutte dehors, dans un Rhône qui n'est plus qu'à quelques ondulations du triangle camarguais et de la Méditerranée.
Parmi les peuples qui habitent ces étroits cours d'eau, canaux d'irrigation des anciens jardins ouvriers maintenant lotissés, les truites s'arrêteront bien avant le grand fleuve. La plupart d'entre elles finiront dans l'assiette d'un pêcheur. Oh ! Ce dernier n'est pas un grand aventurier et n'a pas à affronter de forts courants ni de végétation luxuriante pour attraper ces animaux d'élevages.
Gamin, j'observais onduler leurs corps écaillés à travers les algues penchées par le faible courant. Leurs nageoirs soulevaient de leurs dansants mouvements quelques nuages de vase. Cette terre de fond de canal que j'ai mangé plus souvent qu'à mon tour alors que je tentais de franchir d'un bon la largeur de ce torrent, de cette rivière endiablée, que dis-je, de ce fleuve dépassant en vigueur le plus sauvage des océans indomptés.
Enfant donc, je tombais, sporadiquement, dans cette immensité d'un demi-mètre de profondeur, remuant algues et vase pour refaire surface, m'extraire de cette eau lourde de panique et aggriper les berges de béton ou de terre selon l'aménagement.

Au toucher ou de visu, les yeux humides de la beauté aqueuse de cet environnement, j'ai souvent cotoyé ou observer des salamandres jaunes et noires, des tétards et des allevins que quelques semaines plus tard j'allais retrouver en grenouilles et épinoches.
Plus d'une fois, avec des épuisettes bricolées, je recueillis d'épars spécimens que je conservais quelques jours dans un seau en plastique. Bien peu d'entre eux survivaient à cet élevage improvisé. Les plus chanceux des tétards se transformaient en grenouilles et s'échappaient en direction du canal tout proche.

Aujourd'hui, je martèle les pavés de Colmar, de sa Petite Venise et de ses canaux le long desquels s'observent une nichée de cygnes, un héron cendré égaré et de multiples poissons, le plus souvent allemands, attirés par les devantures des boutiques et restaurants locaux.

Le long de ces cours d'eau urbains, bien plus larges que ceux de mon enfance, ce sont de vrais bateaux qui glissent sur leurs coques en bois.
En comparaison de nos radeaux improvisés, quand sur nos canaux de quartiers nous révions, mes compagnons de jeux et moi, de longues traversées océaniques, ce sont de véritables embarcations.
À l'époque, les doigts loin des consoles et claviers de téléphones portables, nous construisions, au grès de nos marais d'adrénaline, des embarcations de bric et de broc. Elles étaient constituées de vieilles planches, de bidons rouillés ou de tonneaux percés qui nous maintenaient à flots le temps de quelques coups de rames. Nous revivions à notre sauce les naufragés du Radeau de la Méduse, sans en avoir ni l'air ni la connaissance.
Pour nous, point de bestioles au corps flasque, gélatineux et aux piqures empoisonnées mais des sangsues qui se ventousaient à notre peau et laissaient une marque rouge une fois décollées. Héros malgré nous, ces suçons de sang nous érigaient au rang de survivants après que nous ayons chavirés et perdus quelques effets dans les abimes de ces venelles.
N'avions nous pas, le temps de quelques vaguelettes d'eau douce, bravés tous les océans, largués les amarres, appareillés vers des eldorados imaginaires et vécus mille batailles et pêches miraculeuses ? De Moby Dick aux Dents de la mer, du Capitaine Crochet à Robinson Crusoé nous vivions toutes ces aventures en une seule, mélangeant sans gêne les légendes et contes de nos enfances. Nous inventions de nouvelles espèces et promouvions les animaux de ces poches d'eau. Ces liliputiens qui peuplaient nos canaux, devenaient de redoutables pachydermes mangeurs d'hommes qui surgissaient des fonds vaseux que nous raclions de nos rames.
Des lavoirs, dispersés le long des rives, le plus souvent abandonnés depuis longtemps, sortaient des flibustiers fantômes, des poissons volants et des trésors d'imagination. Notre plasticité cérébrale laissait libre court à l'arrivée de toute nouvelle situation, du théâtre d'improvisation sans public et sans autres contraintes que celles de l'instant et du rythme du voyage. Nos esprits dérivaient sous les alizés, le rare Sirocco ou le régulier Mistral.
Les jours où il pleuvait comme vache qui pisse, nous abordions cette tempête avec le calme des loups de mer peu impressionnés par quelques remous et montées des eaux qui, même déchaînées, ne sortaient jamais de leur lit urbain. Quels que soient les conditions météorologiques nous ne perdions les eaux que pour mieux y retourner.

Tels des flibustiers, nous chaloupions en compagnie de farouches pirates et de monstres marins issus des abymes de nos canaux lymphatique et rachidien qui nous voyaient courber l'échine et circuler sur le Gulf stream ou El niño ; traverser le triangle des Bermudes et débarquer sur l'île de la Tortue. Car, c'est sans peur, sans reproche et sans l'ombre d'un canal hertzien pour guider notre barre et nous informer de la météo, que nous voguions comme des poissons dans l'eau, libre de tout mouvement et de toute destination. Nous avons coulé, sombré, renfloué, chaviré, accosté et abordé plus de fois que l'histoire ne pourrait en conter.


Comme quoi peu importe le tumulte des eaux. Quelques gouttes, une flaque ou un simple canal peuvent suffire à nous emporter, à nous laissé gagner par l'ivresse du large. Puis, sans voir ni la tête ni la queue d'un océan et encore moins d'un navire pirate, voguer toute voiles dehors, la liberté de créer comme seul étendard.