DES BARBELÉS SUR LA RÉTINE (janvier 2016)


I

Aujourd'hui, j'ai 7 ans et je suis heureux.
Dans un instant maman va être pendu.
Mon grand frère fusillé.
Il n'y a pas de quoi s'émouvoir.
Ils ont désobéis à la loi en sachant que c'était mal.
C'est moi qui les ai dénoncés. Contre de la nourriture et par devoir.
Ils voulaient partir. Nous quitter.
Ce n'est pas une attitude responsable. Ici chacun est solidaire de l'autre. Nous ne pouvons pas abandonner notre famille.
Ils n'ont que ce qu'ils méritent. Juste punition.
Mais je ne comprends toujours pas pourquoi ils voulaient partir. Surtout maman.
Je ne dois pas dire maman.
Je ne le dit pas, je le pense dans ma tête.
L'instituteur nous a expliqué que nous devions appeler chaque personne par son prénom. Parce que nous sommes une grande famille et chacun est membre du tout, à part égale.
Yuna, maman, vient de passer devant papa et moi. Pardon, je dois dire devant Jang et moi. Mais là je le dis que dans ma tête, personne n'entend, je ne serai pas puni.
Yuna monte les marches de l'échafaud, les yeux bandés, guidée par un gardien. Elle a maigri. C'est de sa faute. On ne donne pas à manger à un condamné, c'est gaspiller.
Je ne sais pas pourquoi Jang est triste. Il est debout à ma gauche, la tête baissée, les bras se rejoignant sur le nombril, les mains superposées. Il renifle plus qu'il ne pleure. Il n'a pas le droit de pleurer. On ne pleure pas la mort d'un traître.
Au bout de la corde qui se tend, le corps de maman, pardon de Yuna, se raidit.
J'ai plus de mal à ne pas dire maman que papa. Mais je vais y arriver. Tout le monde y arrive.
Les deux mains attachés par une corde à un poteau, Kim, mon frère, à également les yeux bandés.
Je l'ai toujours appelé Kim, je n'ai jamais dit Mon frère. Du coup je ne me trompe pas. Même dans ma tête.
Kim attend son tour. Un officier commence le compte à rebours avant que ne claque un concert de détonations. Kim plie les genoux, sa tête tombe sur son épaule gauche. Il ne s'affaisse pas complètement. Il reste suspendu entre deux positions, de manière inconfortable.
Maintenant que Yuna et Kim ont été puni, Jang et moi devons déclarer publiquement qu'ils avaient commis un délit et que nous désapprouvons leur acte. C'est normal, nous devons prouver notre fidélité à la communauté.
Sans sourciller, je désavoue Yuna.
J'ai honte qu'elle ait été ma mère, même si ce ne fut que biologique.
J'appartiens au collectif, mon sang et mon esprit ne font qu'un avec ma famille socialiste.

J'ai 7 ans aujourd'hui, et je suis heureux.
Je suis entouré de gens que j'aime et qui s'occupent de moi. Je travaille pour la communauté. Avec mes compagnons, je pousse des wagons remplis de charbon, à plus de cent mètres de profondeur. Pour nous encourager de nombreux slogans peints sur des calicots ornent les galeries. Nous ne devons pas perdre de vue que de notre travail dépend la survie de notre famille.
J'habite un village riche. L'instituteur, Jung, nous a dit que nous étions des privilégiés. C'est pourquoi il y a des grillages et des barbelés. Pour nous protéger des méchantes personnes du Sud, qui veulent voler nos bien et détruire nos maison. Nous tuer, car ce sont des barbares.
Pour notre bien être commun, je me dois de participer au bon fonctionnement de notre village. C'est la moindre des choses. Je ne vais pas profiter de l'effort des autres. Il faut nous battre, nous serrer les coudes et être solidaires pour garder nos avantages. Nous devons travailler dur pour nous en sortir.
Quand je ne suis pas à l'école, je passe une partie de mes journées dans la mine, la poussière, les éboulements et les explosions de grisou. Après chaque accident, les morts sont remerciés pour leur sacrifice et nous recevons une ration double. C'est fête. Sauf pour ceux qui ne viennent pas à l'oraison funèbre. Ils vont au cachot. Il est obligatoire d'assister à ces cérémonies. Comme aux exécutions.
Ça y est nous avons fini notre repentance, les corps de Yuna et Kim toujours exposés à la vindicte, nous pouvons retourner à nos activités, le cœur léger.

II

Pour mes 15 ans j'ai eu de la chance, j'ai mangé de la viande.
Avec Chang, mon seul ami, nous avons réussi à attraper un rat. Ils se font rares, tout le monde est à l'affût du moindre complément alimentaire.
C'est à proximité des toilettes communes que nous l'avons aperçu. Aux aguets, nous avons bondis et nous l'avons assommé avec une de nos chaussures.
Ensuite, je me suis occupé de lui. J'ai commencé par lui brûler les poils, dehors, à la nuit tombée, loin des gardes et en faisant attention aux odeurs de chair grillée. Je lui ai ouvert le ventre pour le vider puis j'ai enterré ses viscères.
Nous avons tout mangé, même les os. Ils sont mous, ils se mâchent longuement. Quel bonheur.
Un véritable festin qui nous a changé de nos rations de maïs et de pommes de terre.
Quelques fois nous avons droit à du blé.
Les gardes sont capables de nous tuer pour quelques grains dérobés. Ce sont les ordres. On ne vole pas son pays, ni sa famille.
Mais c'est que nous avons faim. Tous les jours. Tout le temps. Je n'ai pas vécu une heure sans connaître ce sentiment de manque. Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu des crampes d'estomac.
C'est pour manger, gagner une ration supplémentaire, que nous nous dénonçons les uns les autres.
Ici, tout le monde surveille tout le monde avec la délation comme constance de vie. Parents comme enfants, la suspicion règne entre tous.
Chacun est puni en fonction de la gravité de son acte.
Tentative d'évasion, la mort.
Insulte à l'encontre de notre Grand Leader et Lumière de notre existence, la mort.
Vol de nourriture, la mort.
Une jeune fille, âgée de 6 ans qui a volé des grains de blé et les a gardé dans la poche de sa veste, plutôt que de les manger, fut frappée plusieurs heures sur la tête avec un bâton. Une poche de sang s'est formée sur son crâne, elle n'a pas survécu. Elle est morte dans la nuit dans les bras de sa mère. Personne ne s'est ému. Ou du moins ne l'a montré. Qui dit émotion, sous-entend complicité ou pardon.
Ici, on ne pardonne pas sans punir avant.
Un autre jour, une femme enceinte fut suspendue à une branche et fouettée à mort par le gardien qui l'avait engrossé. Pour se débarrasser d'elle et de l'enfant, il l'a dénoncé pour tentative de corruption d'un fonctionnaire. Elle fut exécuter au septième mois de grossesse.
Peu d'enfants naissent dans le camp.
Je suis un des rares dans ce cas-là. Avec Chang.
Les autres sont arrivés avec leurs parents, avant d'être séparés.
Yuna et Jang, mes parents, se sont rencontrés dans le camp. Ils étaient bon travailleurs et reçurent l'autorisation de se marier et d'avoir deux enfants. C'était comme une récompense à leur obéissance, leur docile servitude.
Avant le camp, Jang était vendeur de tissu et Yuna repassait à domicile. Ils ont toujours été discrets et fidèles au camarade Grand Leader.
Il a cependant suffi qu'un membre de leur famille respective parjure et, c'est la loi, sa faute s'est répercuté sur trois générations. Soit une cinquantaine de personnes pour chaque famille.
Du jour au lendemain, sans comprendre pourquoi, Yuna et Jang se sont retrouvés enfermés. Ils savaient qu'ils finiraient leur vie ici. Plus tôt que prévue pour Yuna, exécutée après une tentative d'évasion.
Puis, Jang s'est laissé dépérir pendant six mois avant de mourir.
Pas moi.
Je ne fais confiance à personne. À part Chang.
Nous sommes nés et vivons dans un camp de travail, le camp 14, et jusqu'à aujourd'hui, nous avons survécus.

III

Je n'ai plus de force. Je ne suis que plaies et croûtes qui n'arrivent pas à cicatriser.
Je suis dans une cellule en béton avec pour toilette un simple trou dans le sol par lequel sortent des insectes que je tente d'attraper, pour manger. Je peux à peine bouger.
J'ai subi le supplice du feu. Mains et chevilles liées. Suspendu, bras et jambes vers le haut. Le dos tourné vers le sol, au dessus de flammes léchant ma peau. J'ai des cloques purulentes sur le corps.
Dans la cellule, couché sur le ventre, les articulations ankylosées, pustulant et gémissant à chaque mouvement, marinant dans le pus et les peaux mortes, j'entends les haut-parleurs qui rythment la vie du camp. Des musiques martiales aux ordres du parti, du réveil au coucher, du réfectoire au fond de la mine, de la naissance à la mort.
C'est mon seul divertissement, avec le vieil homme qui partage ma cellule et prends soin de moi. Avec rien, si ce n'est des paroles apaisantes, il me secours et soulage mes douleurs. Il panse mes plaies avec des lambeaux de ma chemise. Il me tient accroupie pour faire mes besoins.
C'est la première fois de ma vie que quelqu'un me vient en aide. À ses risques et périls.
Dénoncé pour avoir dérobé un bout de pain, l'ancien a subi le supplice de l'eau. Ligoté, les yeux bandés, de l'eau est versée dans sa bouche maintenue ouverte, de force. Peur de la noyade, panique inhumaine dans l'étouffement provoqué. Les gardiens rigolent.
De temps en temps, par pur plaisir, ils entrent dans la cellule, me rouent de coups de bâton et de pieds sur le corps. Leurs chaussure écrasent mon visage creux et boursouflé.
Étrangement, les gardiens laissent le vieux me secourir.
Me parler.
Il me dit qu'un autre monde existe, à quelques centaines de kilomètres du camp 14. Je n'arrive pas à croire ses récits. Cela me semble tellement irréel.
L'instituteur, sous les portraits bienveillants de nos leaders éternels, nous faisait la lecture d'une bande-dessinée présentant le Sud. La pauvreté et la violence y règnent en maître. Le manque d'éducation et les maladies déciment la population qui ne vit que de rapines et de banditisme. L'insécurité et la mendicité se rencontre à tous les coins de rue. Le Sud est un pays misérable et immoral.
Nous avons sans aucun doute de la chance de vivre au Nord et devons remercier notre Leader, soleil de nos vies, de travailler à notre bonheur. De se battre face aux forces du Sud pour conserver notre niveau de vie.
Dans ma cellule, allongé sur mes plaies qui ne cessent de s'ouvrir sous les coups quotidiens des bottes des soldats, le vieux me raconte une autre histoire. Comme un conte merveilleux.
Je ne sais pas si je peux avoir confiance en lui.
Je suis seul.
Je n'ai que Chang. Jusqu'à présent, nous nous sommes soutenus, entraidés, épaulés et portés assistance. Aujourd'hui, il ne peut rien pour moi. Je suis à la merci du vieux.
Je dois rester prudent, peut être qu'il essaye de me piéger pour ensuite me dénoncer et gagner une ration ou un raccourcissement de sa peine.
De toute manière, je peux à peine parler. Je n'arrive qu'à écouter et à douter de tout, et de tout le monde. Cependant, les paroles du vieux sont comme du miel, elles m'aident à tenir. Psychologiquement. Elles sont comme les étoiles dans le ciel, gratuites et hors de portée des gardiens. Ils ne peuvent pas nous enlever les astres ni les images cachées dans notre cortex. Ce sont les seules choses qui nous appartiennent encore en propre.
Alors que le vieux parle, tout en changeant mes bandages, les soldats entrent dans la cellule et me traînent à l'extérieur. J'essaye de me tenir debout, seul face à la foule réunie sous la menace des fusils.
Je dois faire mon auto-critique, faire pénitence et avouer des fautes. Chacun, devant mon état de délabrement, doit comprendre le traitement qui est réservé aux traîtres et à tout ceux qui ne suivent pas les ordres et le règlement.
Aujourd'hui, je sers d'exemple alors que dans ma tête se heurtent les paroles du vieux.
Il existe autre chose, juste là, en face de moi, derrière les barbelés qui s'impriment sur mes rétines brillantes d'un espoir jusque-là inconnu.

IV

Il y a une nouvelle exécution. Un enfant qui a détourné de manière humoristique les paroles du Grand Leader.
Tout le monde est regroupé devant le poteau où il va être fusillé.
Ses parents sortent tout juste de prison. Ils ont été roués de coups et connus tous les supplices imaginables par les tortionnaires, qui s'en donnent à cœur joie pour développer de nouvelles tortures.
Dès que leur enfant sera mort, ils devront le désavouer publiquement et déclarer que ce n'est que justice. Ils ne devront pas pleurer.
Avec Chang, nous n'assistons pas à l'exécution. Nous sommes accroupis derrière un baraquement et nous préparons à courir vers la clôture, à l'opposé du rassemblement obligatoire.
Ils ne vont pas tarder à amener l'enfant. Les regards seront alors tournés vers lui, dans le silence de la peur et du dégoût partagé.
Lorsqu'il sort de la prison, encadré par deux gardiens, nous commençons à avancer, courbés, les mains à même le sol.
Nous ne rampons pas, nous progressons le dos voûté, la tête enfouie dans les épaules, le regard oscillant entre le grillage et nos arrières à surveiller.
Je vois Chang, devant moi, qui arrive devant la clôture. D'un bond il se jette dessus, s'agrippe à 1 mètre du sol, pensant pouvoir l'escalader. Il reste collé à la structure métallique électrifiée. Son corps tremble, secoué de crépitements alors qu'un léger mouvement d'avant en arrière anime le piège où il vient de se jeter volontairement. À l'instar du plaisir qu'il prenait, chaque jour, à entretenir les barrages au fil de l'eau qui fournissent l'énergie au camp et au grillage, qui vient de lui donner la mort. Dans un éclair d'étincelles, renouvelables à satiété, la mort te colle à la peau.
Sans réfléchir, aussi vif que la lumière, je me jette sur le dos de mon ami électrocuté. Il me protège des volts assassins. J'arrive à escalader les derniers centimètres, debout sur ses épaules, sur son corps scotché au grillage.
D'un bond par dessus les barbelés, je me retrouve de l'autre côté. Je n'ai que les paumes des mains et les tibias brûlés. J'ai de la chance.
Pas comme Chang.
Adieu mon ami.
Je n'ai pas le temps de me lamenter. Je dois fuir, courir sans m'arrêter.
Je suis ivre, l'oxygène qui afflue me brûle les poumons. J'ai les yeux rougis de larmes et d'afflux sanguin. Mon cœur bat la chamade. Je fonce droit devant, vers les bois, vers l'inconnu. Je ne sais pas ce que je vais trouver. Si les paroles du vieux et de mon père sont vraies, ou si ce n'étaient que mensonges, contes à dormir debout pour se raccrocher à une illusion. Pour survivre dans les rêves d'un monde meilleur.
Je n'ai pas le temps de me poser la question. Il est trop tard. Si je suis capturé, je serai fusillé après des jours de torture sadique. Plutôt mourir, abattu dans l'espoir d'un lueur d'humanité. Fut-ce une chimère qui me verra tomber le sourire aux lèvres.
Je suis épuisé. Je continue de courir.
Je croise des gens qui me regardent à peine. Préférant ne pas me voir, ne pas savoir qui je suis. D'où je viens et où je vais. Je cours, j'halète, me rafraîchit à une rivière dans laquelle je plonge, nage et m'ébat de plaisir sous le soleil printanier. C'est beau. Irréel. Je me retrouve de l'autre côté, sur la berge opposée. Sans le savoir, une frontière vient d'être franchie.
Je n'ai plus peur, l'adrénaline me donne le pouvoir de rire aux éclats tout en continuant ma course éperdue vers l'inconnu.
Je rencontre des couples qui se promènent librement. Ils parlent et rient. Me regardent. M'interpellent. Je ne peux pas m'arrêter, je ne sais pas qui ils sont. Je dois continuer jusqu'à trouver l'autre monde. L'espoir me submerge, décuple mes forces.
En plein jours, j'aperçois la lumière des étoiles qui percute ma cornée.
Je me sens porter dans les airs. J'ai l'impression de voler, de me détacher de mon corps et de ce monde terrestre. Je flotte dans l'obscurité de l'inconscience.
Quand tout devient noir je perd connaissance.

V

Cela fait un mois que je suis enfermé dans un studio à Séoul.
Je ne veux pas sortir.
Je ne peux pas.
Je n'ai pas d'argent. Il en faut.
Je mendie ma nourriture auprès d'organisations caritatives. Quand je peux m'y rendre.
Je n'ai pas de papier. Il en faut aussi.
Je ne peux sortir qu'accompagné. Sous escorte.
J'ai peur du regard de ces milliers d'inconnus qui arpentent les rues à toute heure de la journée.
J'attends de comprendre ce monde.
Je ne vais pas bien dans ma tête.
Des images du camp arrivent par rafales et se superposent sur mes rétines. Imprimées à tout jamais dans ma cornée, j'ai des barbelés gravés dans mon champ de vision.
Je n'arrive pas à percevoir le monde d'aujourd'hui. À croire à son existence.
Le camp me semble un mauvais cauchemar.
Le studio, un rêve d'où je vais être expulsé. À coups de bâton et de bottes ferrées.
Je suis imprégné de l'odeur de la mine et de la terre humide. Du bois pourri des baraquements et des toilettes en béton.
Mon odorat est dérouté par ces effluves urbaines inconnues et agressives.
Ce monde est déroutant.
Je ne croyais pas en son existence. Le camp était ma référence. Mon seul univers.
Personne ne m'a expliqué les lois de cette ville dont je n'arrive pas à imaginer l'étendue.
Je ne connais pas ses rues.
Ni ses habitants.
Ni ses coutumes et commémorations.
Personne ne fait attention à moi. Je suis seul, engloutie dans un endroit étrange que l'on me présente comme liliputien par rapport à la taille de la planète. Je ne comprends pas la notion de planète.
Je ne sais pas qui sont ces gens. Ce qu'ils me veulent. Leurs étranges comportements. Je n'arrive pas à leur faire confiance. Ils enfreignent toutes les lois que j'ai appris.
Ils mangent beaucoup et jettent autant une multitude d'aliments et d'objets que je ne connais pas.
Tout cela me semble irréel.
Les inactifs sont payés et la ville est ouverte sur l'extérieur. La famille c'est papa, maman et les enfants. Je ne sais pas où sont les champs ni la mine.
Personne ne me frappe mais personne ne me parle.
Je suis un réfugié du Nord. On m'évite, je suis un sous-être. Un bouseux un peu demeuré. Mon accent me trahit. Je le vois dans leurs réactions et leurs rires, même s'ils essayent de faire preuve de sympathie et de compréhension.
Le regard perdu dans mes souvenirs, ceux du camp, les seuls que j'ai, calé sur une marche, dos au mur, les jambes pliées, les talons contre les fesses, une couverture sur les épaules, je me blotti dans un coin de l'appartement. Dans l'obscurité des stores baissés, les images de mon passé crépitent dans ma tête. Je ne pourrai jamais oublier, ça fait partie de moi, ces instants m'appartiennent, sont gravés dans ma mémoire. Le malheur, les cris, les exécutions, les mensonges, la faim et la terreur forment mon individualité historique.
Ce n'est pas de la nostalgie, mais la seule vie que je connaisse. Les seuls repères de mon existence, ceux qui rythmaient mon quotidien.
C'est un paradoxe, mais aujourd'hui j'ai peur.

VI

J'ai peur le jour, quand, de la fenêtre du studio, arrivent les bruits de la rue, les cris et les coups de sifflets de la police, le roulement lourd des camions chargés de marchandises - de prisonniers ? - qui font vibrer les vitres.
Je reste cloîtré. Je suis absent. Trop d'images et d'incompréhension. J'essaye de me ressaisir et de m'approcher de la fenêtre. Observer cet inconcevable. Je ne comprends pas d'où je viens. Ni où je suis. Ce que l'on me veut. Je dois désapprendre et recommencer à zéro. Découvrir la vérité et m'habituer à ce nouveau monde.
Je sursaute quand quelqu'un frappe à la porte. Je ne veux pas ouvrir. J'ai les yeux globuleux, un mouvement de recul et les oreilles aux aguets.
Je ne sais pas qui ça peut être.
Des étrangers qui veulent m'enlever. Prendre ma maison et mes affaires. M'envoyer travailler dans un camp.
Je suis inutile, je ne sers à rien, ils vont venir me chercher.
Il y a des bénévoles qui me rendent visite, mais je ne comprends pas ce qu'ils veulent. Je dois leur raconter ma vie et leur prouver d'où je viens. Mais je ne sais pas d'où je viens. Je ne sais pas où est le camp 14 dont je me suis échappé. Au nord d'après ce que j'ai compris. Mais je ne sais pas au nord de quoi.
Personne ne me comprend. Ils disent qu'à ma place ils se seraient suicidés. Cela, je ne le comprends pas. Près de deux cent mille personnes survivent dans des camps aux conditions de vie cauchemardesques, dans l’indifférence du reste du monde, qui se suicide d'ennui. Je ne comprends pas pourquoi il y a plus de suicides en Corée du Sud que dans les camps du Nord. Ce que je comprends c'est que dans un camp, on survie, en démocratie, on se suicide. Cela m'effraie.
Je suis terrorisé par leurs questions, leurs dossiers et leurs ministères. Je ne sais pas ce que c'est un ministère. Ni un gouvernement. J'ai vécu dans l’ignorance absolue du monde extérieur, croyant que la vie se résumait aux coups, à la faim, à la torture et à la délation.
Je ne connais que les soldats qui sentent l'alcool et qui, dans l'obscurité, venaient chercher les femmes. Je n'y voyais aucun mal. C'était comme ça. Je n'avais connu que ça. D'ailleurs personne ne criait, ne pleurait ni ne se débattait. Il n'y avait pas d'alternative. La vie était simple dans sa douleur et sa violence. Son absence de choix.
Aujourd'hui je ne sais où me diriger. Je n'ai plus de repère.
Je suis au sud et j'ai peur. Je ne suis pas habitué à la paix et au calme.
À chaque silence, j'ai peur qu'ils ne soient derrière la porte, qu'ils viennent me chercher alors que je m'endors. L'absence de bruits et d'ordres éructés est effrayant. Je sursaute à chaque son dans le couloir, à chaque cri d'enfant. À chaque colère des voisins qui me rappellent les arrestations.
Celles de Jang, mon père, et du vieux. Les seuls à m'expliquer ce qu'il y avait dehors. Derrière les barbelés. Au Nord.
Ils ont été arrêtés au milieu de la nuit et des pleurs des femmes et des enfants. Dans un fatras de meubles qui se brisaient, des coups de crosse sur les crânes et le silence effrayé des voisins. Qui espéraient, pour cette fois encore, y échapper, passer entre les mailles du filet de la dictature.
Comme tout le monde.
Jusqu'à la prochaine rafle qui les concernera.
Ils auront alors beau crier, appeler à l'aide, personne ne viendra à leur secours. Personne.
Ils vivent tous dans la terreur. Dans la peur d'une fausse dénonciation. Dans la méfiance vis-à-vis de chaque membre de la famille, proche ou éloigné.
Aujourd'hui, je suis seul, sans ami et sans parents.
Je viens d'une autre réalité.
Je connais l'angoisse et la peur de l'inconnu.
La frayeur de sortir.
D'ouvrir cette porte.
Je ne sais pas ce qu'il y a derrière.
Des gens que je ne connais pas.
Des milliers de gens qui ne se regardent pas. Qui semblent seuls au monde. Qui ne se soucient pas des autres. Qui ne les dénoncent pas.
On me dit que je ne dois plus craindre l'autre. Que je dois redéfinir mes rapports humains. Prendre confiance en l'humanité et ne plus vivre dans la terreur et la suspicion.
Je dois me re-construire. Ré-apprendre.
Comprendre les voitures, les lumières, les avions, les routes et les robes.
La télévision, les journaux, le cinéma et les congés payés.
La mode, la musique, la littérature et la politique.
L'humour, l'amour, l'amitié et l'argent.
J'ai 23 ans et je ne sais que faire de cette liberté qui m'effraye.
Ni comment aborder ce monde étrange, en embuscade, juste-là, derrière la porte de l'appartement 14.

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Librement inspiré du témoignage de Shin Dong-Hyuk qui est né dans un camp en Corée du Nord et y vécu jusqu'à son évasion à l'âge de 23 ans, en 2006.

Sources et inspiration :
Camp 14, dans l'enfer nord-coréen – film de Marc Wiese – 2012
Rescapé du camp 14 : de l'enfer nord-coréen à la liberté – livre de Shin Dong-Hyuk

Ici, c'est le paradis – Une enfance en Corée du Nord – livre de Hyok Kang – Ed. M. Lafon 2004


A été éditée à 50 exemplaires, format A6, avec une couverture en papier recyclé fabriqué à la maison - Cliquez-ici pour un aperçu de l'objet limité !