MÉMOIRES DE L'ASPHALTE (version courte - 2018)



J'étais l'astiqueur de manche !
Un chauffeur de taxi qui passait son temps à caresser son levier de vitesse.
J'adorais ça.
Comme cette saloperie de ville où rampait la haine et le dégoût hystérique de la destinée humaine.
Dès que je pouvais, cette ville, je la rabrouais.
À tout instant, avec chacun de mes clients.
Avec jouissance et volupté je la conspuais.
Je ne pouvais m'empêcher de laisser libre court à mes glaires verbales.
Tous n'appréciaient pas mon lyrisme dégoulinant de fiel putride et faisant office de logorrhée touristique.
Je haïssais cette ville et l’adorais en même temps.
De trop la connaître. Dans ses tréfonds, ses viscères et ses malsaines mises en scène.
Ce n'étaient que gangrène, choléra, séropos et staphylocoques. Un adorable cloaque d'humanité, de matière fécale en mouvement.
Ça peut vous paraître paradoxal, mais ça me faisait du bien de ne voir que des larves rampantes et perdant toute contenance autour de moi. J'avais l'impression de dominer, de les tenir dans ma main.
Entre Robocop et Taxi Driver, j'étais l'œil De Niresque d'une ville qui oscillait entre barbarisme et socialisme.

Comme je l'ai déjà dit, j'étais chauffeur de taxi. Un de ces tocards qui slaloment dans les bas-fonds de la haute caste et les hauts le cœur de la populace.
Les secrets de famille, les déviances et les faces sombres de l'individu étaient mon quotidien.
De la merde à profusion à ramasser à la pelle ou à prendre en intraveineuse.
Vous ne pouvez pas savoir le nombre de connards qu'il y a dans cette ville. À croire qu'ils sont tous rassemblés dans ce biotope éviscéré, divaguant les tripes à l'air sous la chaleur de la décrépitude morale.
Cette ville c'est comme une grosse bouse, une fosse sceptique dans laquelle je baignais et pataugeais, tentant de garder la tête hors de la fange gastrique et le nez loin des émanations toxiques.
De toute manière c'est partout pareil. Pour tout le monde. Chacun sa merde dans la même fosse commune. Quelque soit nos orientations politiques, nos origines sociales ou culturelles. On passe notre vie sur le trône de porcelaine à chier notre excrémentielle existence et à gerber les miettes de la bienséance. Et on mélange l'ensemble dans un rutilant fait-tout que l'on nomme civilisation.

Vous savez, j'ai tout vu. Tout connu.
Je suis la mémoire collective de cette ville, une et inaltérable. La seule conscience saine qui comprend tout, qui sait tout.
À l'intérieur de mon taxi, repeint à la nicotine et aux fontaines de foutre, ça collait et ça puait à l'image de la plupart de mes clients qui s'écrasaient sur les restes des précédents trouducs. Que ce soit la pire des traînées ou le plus seyant des golden boy, leurs savons et lavements n'y changeront jamais rien. Ça colle et ça pue, faut pas chercher plus loin. Comme des résidus de jus de chique.
Sans parler de leurs déblatérations et conseils à la con que d'aucuns me balançaient comme des vérités absolues. Putain de vermine carnassière et anthropophage, plus d'une fois je lui ai fait ravaler sa prose d'abruti.
Faut dire qu'ils m'emmerdaient l'habitacle de leurs flots de lisier, éructant de leur antre buccale à la vitesse d'une chiasse bien liquide, seule expression possible de leur cervelle atrophiée.
Comme cet enculé de Bukowski qui un jour a chaloupé jusqu'à moi, sortant du bouge que vous apercevez à droite, à côté de la laverie automatique. Depuis ça a changé de propriétaire pour devenir un repère de dégénérés du ciboulot.
Ce soir-là, Bukowski donc, m'a laissé le plus spontané des pourboires, quelques litres de biles en un relief ragoutant et un billet de cinq dollars dégoulinant de morve nasale. Putain, j'adore ce connard. Y'avait que lui pour être aussi naturellement vulgaire.
Comme l'autre salope de Mick Jagger que j'ai déposé à l'hôtel qui fait l'angle, juste là devant la voiture rouge arrêtée au feu. Un jeudi d'octobre, à 6 h du matin, longtemps après la fin d'un putain de gig rock'n roll, j'ai du me le taper lui et deux fans qui l'accompagnaient. De dieu, quand ils sont partis vous savez quoi ? J'ai retrouvé deux grammes de coke égarés sur la banquette. J'aurai bien aimé être à sa place. Luxure et insouciance à l'heure du petit déjeuner.

Le top c'étaient les couples en fin de soirée qui copulaient quasiment sur les sièges coagulants. Un régal onirique compulsé aux flashs stroboscopiques des lampadaires et des enseignes qui clignaient de l'œil au passage de mon lupanar.
En attendant je me tapais des nids de poules à m'en déjanter les pneus usés jusqu'à la trame, des jets de bouteilles ou de pierres à m'en exploser les vitres, des tirs d'armes à feu à m'en flinguer les clients. Putains de cloportes qui voulaient me taper la caisse.
Ils croyaient quoi ces crevures ? Que j'débarquais ? Bordel, mais moi j'étais le cœur de cette ville. Son amant le plus fidèle. Au volant de mon taxi j'ai parcouru tous ses axes. De jour comme de nuit,
j'ai toujours été là pour la pénétrer alors qu'elle m'expulsait de ses contractions. Ensemble dans un va et vient incessant. J'étais son esclave et la parcourais avec ivresse. Circulant et nettoyant ses veines et ses artères des pustules essaimant leurs gènes pathologiques comme des postillons dissolvant la bienséance.

J’étais le roi de cet immondice et pourtant aucun microbe de cette bande de connards ne se retourne pour me saluer alors qu'aujourd'hui je parade devant eux.
Je les connais tous.
Je pourrais déverser ma bile sur chacun d'eux. Je pourrais balayer d'un souffle chacun de ces étrons, en pleine régression biologique.
Pourtant, en ce jour sacré qui clôt un règne exemplaire, ils m'ignorent alors que, pour la première fois de ma vie, j'occupe l'arrière du véhicule.
Impeccablement vêtu, peigné au cheveu près et fièrement dressé d'un costume italien, je me permets une virée royale dans les effluves gastriques de cette chienlit.
Putain, j'me casse enfin ! Avec mes saloperies de souvenirs qui surgissent à chaque aspérité de cette garce de ville, de ce labyrinthe épidermique aux relents pestilentiels, aux rues suintant le jus de couilles et les viscères macérés dans la décrépitude.
Allongé dans le corbillard, je dissèque une dernière fois les artères de cette putride pieuvre de bitume.
Mais souviens-toi de moi, j'étais l'astiqueur de manche.
Ton plus fidèle amant.