SANS LES NAINS (avril 2016)


- Pierre, il y a quelque chose qui déraille dans le jardin, dit Sophia.
Pierre est déjà debout, il a entendu un grand bruit, a sursauté et sauté du lit. À travers les persiennes fermées, une brève lueur a illuminé la nuit et le flash l'a frappé en plein visage. Entre le bruit sourd et l'explosion lumineuse, il lui aurait été difficile de rester endormi. Sans parler de Sophia, de l'expression décalée qu'elle avait utilisée et de son hystérie dans la couche conjugale. Qu'est-ce qui pouvait bien dérailler, à part un train ou un dérailleur de bicyclette ? Le cerveau d'un être humain, celui de Sophia en l’occurrence. Pierre en avait l'habitude, il n'avait pas le choix. Après un mariage qui durait depuis une éternité, il s'y était fait, mal, mais c'était comme ça.
À en croire la dérive verbale de Sophia, Pierre s'attendait à trouver un train en lambeaux, chair et acier entremêlés, éventré au milieu de sa pelouse et des nains de jardins. Saloperies de nains, il les détestait, mais pas Sophia. Depuis qu'elle avait vu Amélie Poulain, elle était compulsive. Elle a développé une frénésie d'achat de nains. C'est ridicule à un point que Pierre n'ose plus inviter ses amis pour un barbecue. Les bonnes bouffes ne se font plus que l'hiver, quand le temps froid empêche toute réunion dans le jardin. Si ça ne tenait qu'à lui, le lancer de nains serait son activité sportive favorite. Chaque matin, il s'en taperait bien un, juste pour le plaisir.
Pour le moment, il se dit que sa femme avait dû ingurgiter un verre de trop, du mauvais Gin comme à l'accoutumé, avant de se coucher, et qu'elle mélangeait les mots et les expressions. Enfin bon, quoi qu'il en soit, il se passait quelque chose dans le jardin ou dans la rue qui jouxtait leur domisiladoré. Là encore, un caprice de Sophia. Avant, il était amoureux. Avant, il lui passait tout. Aujourd'hui, il l'enverrait sur les roses, sans se gêner quant aux fausses notes d'un romantisme surnané, sans se soucier non plus des moues choquées de sa princesse. Déchue depuis qu'elle restait à la maison à cuisiner pour son époux chéri, et à boire, pour boire.
Pierre était tombé dans la fange de ce qu'il honnissait le plus, la mièvrerie du couple et les poignées d'amour qui se comptent en bourrelets.
Quand il ouvre la fenêtre, puis les volets, il ne peut s'empêcher de se retourner vers sa femme, loin d'être sa moitié, et d'éclater de rire devant son visage déconfit. Poches, cernes et veinules sur les joues, elle trépigne, anxieuse, accroupie dans le lit, le drap remonté jusqu'à son triple menton.
- Ah, ça, pour avoir déraillé ça à bien déraillé ! lui lance-t-il, un rictus aux lèvres
- Mais quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Explique-moi 
- Ah non, il faut que tu viennes voir par toi-même.
Sophia s'extirpe du lit, habillée d'une ample chemise de nuit, grise comme une pierre tombale et son teint blafard. Elle s'approche de la fenêtre, avec hésitation, le regard oscillant, au rythme de ses joues tombantes à l'image de ses seins défraîchis, entre Pierre hilare et l'extérieur bleu nuit. Plusieurs secondes lui sont nécessaires avant de faire le point visuel. Ses yeux éclatés et ses paupières lourdes, soutenant ses épaisses lunettes de vue qu'elle vient d'y apposer, ne lui rendant pas la chose aisée.
Elle reste bouche bée devant la scène cataclysmique, dévoilant ses plombages et laissant s'échapper une haleine chargée des relents d'alcool et de diverses mauvaises graisses alimentaires ingurgités la veille.
Elle ne comprend pas tout de suite ce qui vient de déformer son jardin. Des éclats colorés, disséminés sur une dizaine de mètres donnent l'impression que le ciel vient de tomber sur la tête de ses nains. Du moins pour ceux qui sont encore debout ou reconnaissables. Les deux-tiers de sa collection gisent, éventrés ou éparpillés, méconnaissables pour la plupart de ses bébés.
Elle reste interloquée, la bouche ouverte dans un bug cérébral, les yeux explosés de chagrin. Elle hoquète avant de suffoquer et de tomber à la renverse sur le plancher qui craque. Les orbites globuleuses, elle cherche son souffle perdu en même temps que ses petits chéris de plâtre, dont la blancheur recouvre le peu de pelouse verte qui subsiste après cet attentat. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, l'acte criminel étant signé de la Brigade Anti-Nains de Jardin qui sévit depuis plusieurs mois dans la région.
Pierre regarde sa femme dont le visage prend une teinte rouge asphyxie. Il la regarde encore quelques instants, puis décide de descendre observer de plus près le carnage en se demandant si, par la même occasion, la plaque du domisiladoré aurait également subit les outrages bénéfiques de l'explosion. Il prend son temps, descend les escaliers au rythme de son arthrose, ouvre la porte d'entrée, marche sur les graviers de l'allée et aperçoit la plaque intacte. Tant pis, se dit-il avant d'appeler Sophia, pour donner le change aux voisins qui approchent timidement leur curiosité malsaine jusqu'au muret d'enceinte de sa maison.
- Sophia ! crie-t-il plusieurs fois avant de trébucher et d'appeler à l'aide un voisin parmi d'autres. À l'aide ! Dépêchez-vous de monter, ma femme ne répond pas. Il lui est arrivé quelque chose. Sophia ! appelle-t-il dans un sanglot qui semble vibrant de peine et de détresse humaine, celle du mari affolé par la situation et son affalement dans les graviers.
Quelques instants plus tard, l'aimable et serviable voisin se penche par la fenêtre.
- Appelez une ambulance, vite, je crois qu'elle a fait un infarctus.
Pierre pleure des larmes de crocodiles, alors qu'un second voisin compatissant l'aide à se relever et lui propose de le conduire à l'intérieur.
- Menez-moi près de ma femme. Sophia, non ! sanglote Pierre, soutenu par des bras recouverts d'une pilosité drue et aigre.
Quand ils arrivent dans la chambre, Pierre sait que Sophia est morte. Son corps flasque ne respire plus, et aucun ronflement tonitruant ne laisse penser qu'elle dort.
Il s'affale à ses côtés, laissant couler des larmes sur ce corps qui refroidit, alors qu'il est lui-même chaud comme la braise qui vient de reprendre vie.
Quand l'ambulance arrive et charge le corps de Sophia, Pierre semble tellement déconfit qu'il est conduit à l’hôpital pour rester sous surveillance psychologique et sous la bonne garde des infirmiers.
Il a accepté sans une seconde d'hésitation. Il ne voulait pas s'endormir dans ce lit déformé par la masse de feu Madame Sophia Dubois, emportée dans la nuit suite à un arrêt cardiaque.
Le lendemain, quand il sort de l'hôpital, il se rend dans le premier troquet venu, commande un double expresso et attrape le journal quotidien qui traîne sur le comptoir lustré. En première page, une photo de son jardin éventré par une grenade qui a distribué des morceaux de nains jusque dans la rue, quand d'autres débris se sont fichés dans le crépi fissuré de la façade. Il ose un sourire et, alors qu'il porte à ses lèvres la première gorgée de café, il se demande dans le silence de son indépendance retrouvée, De quoi seront-ils capable la prochaine fois pour nous débarrasser de ces hideux nains de jardins ?

Guilleret, il finit son café, plie le journal, prend le bus et se rend dans la zone commerciale où il achète un nouveau lit et cent kilo de terre végétale pour boucher le trou et enterrer les nains. Il sourit de bonheur, débonnaire, l'imagination débordante d'idées pour aménager le jardin, débarrassé de la lourdeur imposante de Sophia dont la sépulture accueillera le seul nain survivant à l'épuration.

P.S. : la première phrase de dialogue de cette nouvelle se trouve être celle utilisée par Fred Vargas pour son roman Debout les morts. Pour moi, il s'est agit d'une contrainte imposée par les organisateurs du concours Brèves de sang d'encre.